Ma première question, est double : « Comment doit-on former les formateurs ? Où est-ce qu’ils se forment, aujourd’hui ? », c’est quelque chose qui n’a pas été pensé dans ce que j’ai entendu jusqu’ici. Pour moi, c’est une question importante qui date des IUFM (auparavant, la formation par les IPR ne permettait pas de poser de telles questions). L’intégration des IUFM dans les universités la pose de manière plus vive encore. Est-ce que la communauté des mathématiciens et, en particulier, les IREM assurent la formation de formateurs ? Comment se fait le recrutement de personnels supposés formés ? Sur cette première question, nous n’avons pas avancé, comme si de fait chacun pensait que pour former des professeurs de mathématiques, il suffisait de connaître plus de contenus mathématiques qu’eux. Mais il faut autre chose, qui est un travail en profondeur sur les contenus d’enseignement, au sens que lui donnait par exemple Lebesgue à propos de la mesure des grandeurs, Felix Klein, ou plus près de nous, André Revuz. Jean-Pierre Demailly a semble-t-il engagé un tel travail à propos du calcul et de la géométrie, en mathématicien qui s’intéresse aux contenus à enseigner. D’autres, des didacticiens, ont travaillé aussi sur les contenus effectivement enseignés, et ils ont montré que les mathématiques ne suffisent pas à ce travail.
Ma seconde question est justement pour Jean-Pierre Demailly, mais elle se pose à nous tous. Ce matin, Marc Fort a demandé : « Enseignera-t-on encore les mathématiques dans dix ans ou vingt ans ? » La question se pose en effet. Notre société va-t-elle encore affirmer longtemps qu’il est nécessaire d’enseigner les mathématiques ? On a vraiment l’impression que l’ évolution de cet enseignement conduit à un rapport uniquement culturel à certains aspects des mathématiques. Mais ce qui est plus grave, c’est que cela semble aujourd’hui acceptable pour une grande partie de la société, même si cela ne l’est pas pour nous, ici. La position de Demailly sur le calcul montre qu’il demande justement que l’on aie un rapport techniquement solide à cette discipline, mais c’était moins évident aujourd’hui dans son exposé sur la géométrie. On a des observations historiques et des éléments de réponse, sur cette deuxième question. Si on demande : « Comment enseigner telle chose et par quel chemin ? », il y a une dimension qu’il ne faut pas oublier : on ne peut pas enseigner les mathématiques à propos simplement d’un besoin mathématique, en mathématiques. C’est-à-dire que le seul besoin des mathématiciens, pour les mathématiques, ne suffit pas à motiver un enseignement de mathématiques. Il faut aussi répondre à des besoins de la société, les objets enseignés doivent apparaître comme des outils dont tout le monde a, visiblement, besoin. Alors, lorsque l’on dit qu’il faut enseigner le calcul au temps où les calculatrices permettent de l’exécuter de manière fiable, il faut argumenter cette position en donnant le corps de problèmes qui nécessite, qu’on fasse cet effort.
Si on ne répond pas à ce type de questions à mon avis même l’enseignement du calcul peut disparaître, après celui de la géométrie. La division déjà s’est presque perdue, le calcul barycentrique n’existe plus qu’en Première scientifique, etc...
René Cori : Je vais faire comme si la première question sur la formation des formateurs s’adressait à moi. C’est très simple. Moi je considère que de toute façon la formation des enseignants se fait forcément dans les universités même si, bien entendu, elle comporte des phases de travail sur le terrain, des alternances, etc., et va de paire avec une formation professionnelle. Elle est, essentiellement, une formation adossée à la discipline ; même si elle doit comporter une composante interdisciplinaire, ce qui n’est pas du tout contradictoire, parce que la discipline devient elle-même dans sa vie tributaire de relations de plus en plus étroites, avec les autres disciplines. Donc elle doit être à l’université, il n’y a aucun doute là-dessus. Alors ce qui est vrai de la formation des enseignants l’est évidemment d’autant plus, de la formation des formateurs : ça doit être dans les universités. Et il me semble que l’idée de laboratoires, vraiment reconnus comme tels, qui partent de ce que sont aujourd’hui nos I.R.E.M., c’est-à-dire où travaillent conjointement et de façon officiellement reconnue des enseignants de tous les ordres et des chercheurs, mérite d’être examiné et pour la formation des formateurs, il n’y a aucun doute pour moi.
Jean-Pierre Demailly :
Oui - je reviendrai d’abord sur la première question. Il me semble effectivement que l’université doit clairement se voir réaffirmée dans toutes ses missions, et que, si ce n’est pas déjà le cas, il faut lui ajouter la nouvelle mission que constitue précisément la formation continue. Traditionnellement, la formation aux adultes était quand même souvent assurée par un certain nombre d’organismes rattachés aux universités. Il est clair que les moyens alloués doivent être décuplés, voir centuplés compte tenu de l’extrême faiblesse de l’effort actuel, et que même si la rerprise de cet effort se fait dans des conditions défavorables puisqu’on manque aujourd’hui singulièrement de l’expérience d’une formation effectuée à ce niveau, on voit guère d’autres institutions que l’université qui puissent prendre en charge ce travail - à supposer que l’état persiste dans sa volonté de maintenir cette forme de service public ...
La deuxième question posée par Alain Mercier portait sur la nécessité de continuer à enseigner les mathématiques. Pour pas être totalement pessimiste, même si on arrêtait totalement d’enseigner les mathématiques, comme cela a été le cas pendant certaines périodes obscurantistes de notre histoire, il y aurait de même ça et là quelques érudits qui arriveraient à apprendre d’eux-mêmes les mathématiques. Donc, de ce point de vue, le pessimisme absolu n’est pas de mise, je crois – non, rassurez-vous, c’est juste une boutade de ma part ! Je crois qu’il y aura quand même des phénomènes qui finiront par s’imposer au niveau mondial. Au niveau économique, il y a la pression des pays émergents, si on regarde la Chine, l’Inde on voit qu’ils consacrent des efforts gigantesques à la formation de leurs scientifiques, les chinois, en particulier ; si on regarde aux États-Unis les laboratoires de recherche en sciences de la matière, il y a environ deux chercheurs sur trois qui sont d’origine asiatique ; l’Inde est, également dans une phase de progression extrêmement forte. En comparaison, il est clair que l’Europe est dans une phase de décadence - pour dire les choses sans détours, on peut aujourd’hui difficilement dire combien de temps ça va durer puisque la politique française et européenne est extrêmement indigente – mais dans ce cas les chinois viendront nous « expliquer » d’une façon ou d’une autre comment il faut faire pour remédier à la situation ! Bon, j’espère que la concurrence internationale et puis aussi, peut-être, un retour de la réflexion philosophique finira par prévaloir. Parce qu’on touche là à l’éthique fondamentale de notre démocratie : est-ce qu’on permet aux citoyens d’avoir la possibilité d’acquérir une réflexion autonome, est-ce que les parents vont longtemps continuer à « supporter » que l’école des nations européennes prenne leurs enfants pour des imbéciles, en refusant de leur donner les outils de penser au prétexte qu’accéder à la pensée est un privilège anti-égalitaire ! J’ose donc espérer encore que les peuples occidentaux, en tout cas ceux soumis aux évolutions désastreuses que nous connaissons ces dernières années, finiront, soit par la voie des urnes, soit par d’autres moyens d’expression, à faire comprendre à leurs dirigeants que l’acquisition des connaissances fondamentales est quelque chose d’absolument indispensable à la démocratie.
René Cori : Je voudrais juste ajouter un mot pour dire d’abord qu’il y a des gens qui considèrent que, d’ores et déjà, on a cessé d’enseigner les mathématiques dans les collèges et les lycées, mais bon ça c’est une autre histoire ; je voudrais aussi te dire que je suis, vraiment, en désaccord avec toi quand tu dis qu’on ne peut plus enseigner les mathématiques, si ce n’est pas en réponse à une question concrète ou à un problème concret. Je crois que c’est, vraiment, une profonde erreur que de reprendre à son compte cette idée qui est présente et qui est lourdement présente dans notre environnement dans la définition de ce que seront les contenus mathématiques enseignés dans un éventuel futur lycée, cette question va, forcément, se poser et je crois que c’est réduire les mathématiques d’une façon absolument catastrophique que de ne les présenter que comme des réponses ponctuelles à des problèmes concrets ponctuels. La force principale de notre discipline c’est d’être justement un outil puissant qui n’est pas uniquement un outil de réponses ponctuelles à des questions ponctuelles, il faut vraiment refuser ça. Il faut accepter l’idée qu’on enseigne à des gens des choses en leur demandant de nous faire confiance ; après tout faire confiance à son professeur, c’est quelque chose qui n’est pas obsolète de leur dire « on vous enseigne ça aujourd’hui, vous ne voyez pas à quoi ça sert mais on peut vous garantir que ça sert à quelque chose et cela vous servira plus tard ». Il faut garder, ne serait-ce qu’une petite partie de cette idée là.
Alain Mercier : Je suis d’accord avec toi sur le lycée, je pensais plus à l’école élémentaire.
R. Cori : Mais même, c’est pareil.
Alain Mercier : Tu as raison.
Suite de la table ronde : interventions, questions et réponses
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