Table ronde : Propositions de formation continue

Contribution de Jean-Pierre Demailly, professeur à l’Université Joseph Fourier (Grenoble) et membre de l’Académie des sciences.
lundi 12 avril 2010
par  Plantevin, Frédérique
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René Cori a déjà fait un panorama extrêmement complet de la situation, je me contenterai donc d’apporter quelques compléments. J’ai eu l’occasion de participer moi-même à la conférence de l’Académie des Sciences sur la formation des maîtres qui a eu lieu en octobre 2007, et que René a évoquée. Cette conférence a été très riche en contenu, et à la suite de celle-ci j’ai eu l’occasion de participer à la rédaction du rapport de conclusions. Je crois qu’il y a eu une très nette prise de conscience à la fois de la gravité des manques en termes de formation continue, et également de l’importance du travail des IREM. Le rapport a souligné tout particulièrement le rôle pionnier des IREM dans la formation continue des maîtres, tout en regrettant fortement la faiblesse des moyens alloués par l’état, ceci d’ailleurs dans l’ensemble des disciplines scolaires.

Compte tenu de ces difficultés extrêmement profondes, je ne peux faire ici qu’un discours relativement « utopique », dans l’optique d’une refondation à plus ou moins long terme - car je ne crois plus à la possibilité de rétablir rapidement une situation aussi dégradée. En revanche, il me semble que ce qui est peut-être plus important à moyen terme, c’est d’engager des processus qui permettront de mener une réflexion de fond et de réaliser ensuite un retour sur expérience. Il faudrait absolument qu’il y ait une synergie entre la formation initiale, la formation continue et les réformes éducatives qui se mettent en place. Actuellement il n’y a plus vraiment de « pilote dans l’avion » : nous avons des réformes qui sont imposées d’en haut sur des bases purement technocratiques ou gestionnaires, et qui en aucun cas ne sont le fruit de réflexions sur ce que devrait être l’enseignement ou ce qui pourrait améliorer la formation des élèves et des professeurs.
Je suis persuadé pour ma part qu’une réforme globale, brutale n’est plus possible, si en tout cas son but est d’améliorer vraiment la situation en profondeur depuis celle assez lamentable où nous nous trouvons ; je crois davantage à la pertinence de politiques éducatives qui procéderaient par étapes, avec des actions expérimentales à petite ou moyenne échelle sur le terrain, et des dispositifs bien calibrés - travaillant en toute indépendance scientifique - pour avoir un retour d’expérience utile : les résultats des expériences devraient en effet être analysés en détail et de manière impartiale afin d’établir ensuite des plans de réforme et des plans de formation continue.

Comme il a été dit, il me semble très important que les milieux universitaires s’impliquent fortement dans ces questions éducatives ; actuellement les départements universitaires sont souvent beaucoup trop éloignés des questions générales de formation, sauf peut être pour ce qui concerne leurs prérogatives incontournables et incontestées comme les troisièmes cycles. Les universités doivent s’impliquer à tous les niveaux de la formation : professeurs d’école, professeurs de collège, notamment dans la perspective de l’intégration des I.U.F.M..

Je voudrais évoquer en particulier la question très sensible de l’école primaire. Aujourd’hui, l’école souffre de très nombreuses contraintes imposées indûment, déjà par les programmes. On a par exemple introduit à l’école un brevet informatique, de même que l’apprentissage d’une langue étrangère à l’école, tout en diminuant de deux à trois heures l’horaire d’enseignement hebdomadaire – avec le prétexte démagogique d’utiliser les moyens ainsi dégagés pour assurer du soutien aux élèves en difficultés, et en supprimant les R.A.S.E.D. dans la foulée. Tout cela constitue des exigences contradictoires. Je voudrais plaider pour un retour aux sources : pour moi les sources, c’est le retour aux enseignements fondamentaux que sont l’enseignement du français et de la langue et, pour ce qui concerne les mathématiques, le calcul et la géométrie. Sans oublier bien sûr les éléments de science dont un aspect important est qu’ils permettent d’enrichir à la fois le champ du discours oral et écrit, et les applications du calcul et de la géométrie.

On parle beaucoup d’interdisciplinarité, voire de « transdisciplinarité » - pour faire encore plus pédant sans doute - et en général on a malheureusement des contenus relativement vides là-dessus !

Pour moi, la première interdisciplinarité qui intervient en sciences dans la scolarité de l’élève, c’est celle qui relie le calcul à la sensibilité physique, à la manipulation des unités par exemple. Il me paraît fondamental que pour corriger les errements de l’époque des « mathématiques modernes », qui a duré quand même au moins deux décennies, on en revienne à un apprentissage de la numération qui fasse un lien direct entre les nombres et les grandeurs physiques. Tout à l’heure, je discutais avec Alain Mercier qui soulignait à juste titre je crois que pour faire comprendre les fractions élémentaires comme trois quarts, il est extrêmement utile à un certain moment de présenter le quart comme une « nouvelle unité » et trois quarts comme trois fois cette unité. Ceci fait comprendre de manière très sensible pourquoi on peut ajouter facilement des quarts mais plus difficilement un quart et un septième, par exemple parce qu’il s’agit d’unités différentes !

De la même façon, il y a un lien profond entre calcul et géométrie. Toutes ces observations et toutes ces conditions fondamentales de l’enseignement des mathématiques me semblent mériter d’être soigneusement réhabilitées, ceci avec le concours des quelques « enseignants experts » qui disposent encore du tour de main nécessaire ; puis, en cas de succès avéré, d’être expérimentées de manière plus large en classe, pour faire également l’objet d’une formation continue à la suite de ce retour d’expérience. Pour faire tout cela, effectivement, la création d’instituts spécialisés peut être une solution adéquate, mais il me semble crucial que les universités restent impliqués étroitement dans cette réflexion et que tous les niveaux
d’enseignement puissent se concerter.

Pour en revenir au lien entre calcul et géométrie, il y a un exemple important qui vient de l’observation directe de la table de Pythagore. Lorsqu’on apprend les tables de multiplication, on observe que 7 fois 7 c’est 6 fois 8 plus un, ce qui peut a priori apparaître comme une coïncidence numérique. Mais vous savez bien qu’il n’en est rien et que tout ça, qui deviendra ultérieurement au collège l’identité remarquable (n+1)(n-1) = n² - 1, inaccessible telle quelle en primaire, peut en fait très bien se voir géométriquement en déplaçant des petits carrés en bois, en déplaçant l’une des lignes pour en faire une colonne, ce qui laisse un petit carré en trop après déplacement. Ceci paraîtra évident à la plupart des mathématiciens qui sont ici, mais je pense que malheureusement de très nombreux professeurs d’écoles ou candidats professeurs issus des filières littéraires n’ont pas immédiatement ce type de démarche présent à l’esprit. Il serait particulièrement important de viser ce public-là. Au cours de l’année 2008, nous avons eu à l’Académie des Sciences des auditions de différents formateurs intervenant dans les I.U.F.M., et il est devenu particulièrement évident à cette occasion que la situation était très grave et qu’aujourd’hui la formation initiale de très nombreux professeurs d’école ne leur permettait guère d’avoir un recul suffisant sur l’enseignement du calcul et la géométrie enseignés à l’école primaire, en particulier pour ceux majoritaires des étudiants qui sont issus des filières non scientifiques.

Les mots d’ordre que j’ai envie de mettre en avant sont donc : réflexion didactique sur les synergies dans l’enseignement du calcul, de la géométrie, expérimentation soignée sur tous ces points, puis retour d’expérience et action en direction de la formation continue. Je voudrais évoquer en particulier l’expérience que nous menons en ce moment en primaire. Elle s’appelle S.L.E.C.C. (Savoir Lire Ecrire Compter Calculer). C’est une expérimentation qui a débuté en 2005, permise d’une certaine manière par la nouvelle loi d’orientation sur l’école. Cette loi a sans doute un certain nombre de défauts, mais en tout cas l’article qui précise de manière claire « la liberté pédagogique des enseignants » permet de mener des expérimentations en s’affranchissant de certaines contraintes pesantes qui avaient cours dans le dernière période, en particulier quant à l’emploi quasi obligatoire de certaines méthodes d’enseignement imposées explicitement ou implicitement par la hiérarchie éducative. Nous avons pu ainsi ouvrir des classes qui ont suivi des programmes beaucoup plus structurés et consistants que ceux qui figurent dans les instructions officielles, tout en restant compatibles avec celles-ci. Dans ce cadre nous avons aussi mené régulièrement des actions de formation permanente. A vrai dire, ceci n’a été possible que parce qu’il existait dans le milieu enseignant un certain nombre de « rebelles », dont les classes qui fonctionnaient parfois de manière un peu clandestine, déjà au début des années 1990, voire avant, et qui essayaient de rétablir des stratégies d’enseignement structurées, malgré la pression de la hiérarchie pour aller de manière un peu caricaturale vers « l’élaboration spontanée des connaissances par l’élève placé au centre de la classe ». L’un des grands points de départ possible pour un renouveau se situe à vrai dire dans le riche corpus des stratégies d’enseignement développées dès la fin du 19ème siècle par l’école de la Troisième République. Je voudrais faire référence ici aux travaux fondamentaux de Ferdinand Buisson sur la lecture, l’écriture, l’enseignement des sciences, l’usage des unités en relation avec le calcul, etc... Tout ceci a fonctionné pendant des décennies et a malheureusement été déclaré caduc et périmé un peu vite ! En réalité, beaucoup de ces méthodes sont encore tout à fait adaptées au contexte moderne, et nous avons pu en montrer la grande efficacité sur des cohortes d’élèves dans des classes actuelles typiques, parfois même dans des zones socialement défavorisées et bénificiant de plans de lutte contre l’illettrisme. En plus d’un livre d’activités pour la maternelle, l’expérimentation S.L.E.C.C. a permis d’éditer deux ouvrages sur l’enseignement du calcul, un pour le C.P. et un pour le C.E.1. Ceux-ci permettent par exemple d’enseigner simultanément les quatre opérations dès le C.P. de manière extrêmement concrète et parfois ludique. Cette expérience a fait l’objet de tests assez poussés, sur d’environ quinze classes primaires officiellement déclarées (soit trois ou quatre par niveau), et une soixantaine d’autres qui testent nos progressions. Je ne vous cacherai pas que c’est ce type d’action avec retour d’expérience qui me paraîtrait devoir être un des modèles possibles pour un retour à des méthodes d’enseignement efficaces, et donc ce sont de telles actions qui devraient servir de base pour la formation initiale ou continue des professeurs des écoles.

Ces questions sont si importantes qu’elles retentissent également sur l’enseignement secondaire. Je dirai qu’actuellement il y a un tel déficit dans l’apprentissage des nombres et des opérations au niveau de l’enseignement obligatoire que l’apprentissage ultérieur de la géométrie et de l’analyse – mais aussi de toutes les sciences – est fortement compromis. Nous avons actuellement des programmes de lycée qui prétendent faire l’étude des fonctions et faire des rudiements d’analyse, mais en réalité il s’agit plutôt de « calcul formel » dévoyé, c’est-à-dire des manipulations aveugles de formules algébriques, des productions de tracés de courbes à partir de systèmes de calcul formel qui existent maintenant sur toutes les calculettes scientifiques. Tout ceci ne me paraît absolument pas sérieux dans une perspective de formation des élèves aux mathématiques. Pour moi (et beaucoup d’autres mathématiciens), faire de l’analyse c’est d’abord comprendre les nombres et les opérations, savoir manipuler habilement leurs approximations décimales, les encadrements et les inégalités. Ceci permet ensuite de comprendre les passages à la limite de manière non formelle, et on peut alors commencer à faire véritablement de l’analyse. Il y a par exemple tout un travail qui devrait être refait en profondeur - c’est-à-dire pas sur les bases des programmes actuels totalement dégradés – quant aux différentes façons de construire les fonctions élémentaires, puissances logarithmes et exponentielles à partir des propriétés des nombres que les élèves devraient connaître. Il s’agit donc d’une réflexion profonde sur les contenus. Je ne vois pas ce type de réflexion pouvoir se faire, imposée d’en haut par le ministère, les rectorats, par les autorités administratives ; c’est vraiment au niveau de la base, à la fois les enseignants de terrain et des universitaires qui ont aussi l’expérience de l’enseignement au niveau du collège et du lycée que tout ceci peut se faire. Les IREM sont de ce points de vue des lieux de réflexion tout à fait pertinents et qu’il convient de préserver.

Demain j’aurai l’occasion d’évoquer également les perspectives de l’enseignement de la géométrie. Je crois qu’il y a là aussi un énorme travail à faire. Vous savez que la géométrie a connu plusieurs périodes, elle est passée d’un enseignement de type Euclide à un enseignement de type Bourbakiste au moment de la réforme des mathématiques modernes. Aujourd’hui après le retour de balancier de cette réforme, on en est arrivé à une situation où l’enseignement de la géométrie est devenu complètement déstructuré pour n’être plus qu’un empilement de règles et de recettes.
Là encore quelques idées de base très simples peuvent guider une refondation possible d’un enseignement structuré et progressif de la géométrie. Cette réflexion-là me semble également devoir mener à des action de formation continue, tant il s’agit de savoirs fondamentaux pour la société contemporaine ! Malheureusement, ce sont des connaissances qui, bien que connues de manière à peu près évidente par les mathématiciens spécialistes, tout comme sans doute de bon nombre d’entre vous, ont été complètement oubliées au niveau de l’enseignement – c’est à dire que la possibilité d’une transposition dans l’enseignement a en pratique été perdue. Il ne s’agit pourtant que de faire une synthèse des connaissances de Pythagore, Euclide et Descartes, à la lumière il est vrai des progrès modernes ! Là aussi, il faudrait mener des réflexions poussées et il y aurait besoin de changements profonds dans la formation initiale. C’est clair en particulier pour les professeurs d’école et de collège, puisque c’est à mon sens dès l’école primaire que l’enseignement de la géométrie doit débuter sérieusement. Il y a de véritables démonstrations que l’on peut faire dès l’école primaire – l’expérience en a été faite dans le cadre de S.L.E.C.C. - j’essaierai de vous montrer cela demain. Mais il serait bien sûr tout aussi important de réintroduire un enseignement cohérent de géométrie euclidienne élémentaire au collège. Comme vous le voyez, la tâche est immense ...

Suite de la table ronde


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